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Trois frères dans la Grande Guerre
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23 juillet 2016

Jean, au bord de la Jordanne

 

         Petit matin sur Aurillac, fraîchement descendue de ce qui aurait dû être un train mais s'était métamorphosé en taxi par la grâce de quelque aléa ferroviaire ... C'était avec Jean Août que j'avais peut-être rendez-vous cette fois-ci, c'étaient ses terres que je venais fouler espérant recueillir un peu de ce qui fut lui, un peu de sa substance d'homme vivant, humer l'air qu'il respirait, poser mon regard sur ses montagnes auvergnates qu'on devinait déjà très différentes du proche Velay où, certain printemps pluvieux, je fus saluer Urbain Cressent. Que trouverais-je ici ? Le cœur cognait déjà plus fort dans la poitrine à la pensée de trouvailles mirifiques, se serrait à l'idée d'une possible déception, anticipait, supputait.

        La matinée se passa à arpenter la cité, l'oeil s'attachait à repérer les permanences, à envisager ce qu'il avait pu, lui, connaître de cette ville qui était déjà sienne. Quinze kilomètres, environ, … Suffisamment proche pour s'y rendre à pieds, suffisamment loin pour ne descendre qu'à l'occasion. Pour la foire, peut-être...

           Le bus remontait la vallée qui allait se rétrécissant, sans qu'on ait vraiment l'impression de s'élever en altitude et pourtant... Lascelle, déjà, si vite traversé, et je fus à pied d'oeuvre avant d'avoir pu le réaliser. Saint-Cirgues de Jordanne proclamait le panneau blanc bordé de rouge. C'était là : Saint-Cirgues accroché à flanc de coteau, pelotonné sur lui-même dans le parfum enivrant des tilleuls en fleur, comme un petit animal préparé aux rigueurs de l'hiver, s'abreuvant au cours de la Jordanne.

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        L'étroite vallée était là entaillée par le sillon de la rivière qui la creusait un peu plus encore, comme un couteau liquide et patient. C'était un pays d'élevage, aux prés pâturés par d'innombrables et paisibles salers, ou bien fauchés. La forêt avait gagné les pentes les plus abruptes. Les temps étaient loin où l'homme luttait ici pour sa survie, exploitant chaque lopin de terre, aplanissant parfois le terrain aux abords des habitations pour cultiver quelques légumes destinés à assurer la subsistance des familles. Chemin faisant, on repérait ces replats maintenant enherbés et je songeais qu'elle avait bien changé ta vallée, Jean, qu'il fallait faire un effort d'imagination pour la voir telle qu'elle était avant la guerre, telle que tu l'avais connue. Comment ne pas faire le lien avec Etienne Charvoz et sa haute Maurienne ? Je chassais l'idée qui s'imposait d'un paysage grandiose, d'une beauté à couper le souffle, pour coller au plus près à la raison de ce périple : envisager ce que devait être ta vie ici, une vie dont l'incontestable rudesse  ne devait guère être adoucie par la somptuosité des lieux et me demandais si le plaisir de contempler un paysage pouvait en définitive s'envisager autrement que comme un luxe d'homme bien nourri ?

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          L'église se prélassait, coquette, dans son enclos, une toute petite église romane à laquelle on accédait par une seule entrée, une unique porte à l'arrière du bâtiment, sur son flanc gauche. L'intérieur en était pimpant, fleuri, tout en couleurs et sculptures, d'une gaieté presque incongrue mais tellement pétillante qu'on l'adoptait aussitôt, et c'était avec une émotion presque joyeuse que je contemplais le baptistère sur lequel on le porta voici plus de cent ans. Emotion doublée d'une énorme surprise car il était la copie conforme de celui qui trônait à l'entrée de l'église de Saint-Bonnet le Troncy. Cressent, Charvoz, Beroud... Jean Août était-il le mince trait d'union rattachant entre eux ces hommes que je m'acharnais à suivre et à comprendre ?

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          Me prit-il lui-même la main ? Toujours est-il que sans réfléchir, je m'emparai du stylo et griffonnai quelques mots à sa mémoire sur le registre de l'entrée, avant de reprendre mon chemin, photographiant au passage le monument aux morts, modeste obélisque surmonté d'un globe sur lequel était perché un coq dressé sur ses ergots.

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            Cheminant vers le Liaumiers, son hameau natal, j'empruntai un chemin qu'on devinait ancien, autrefois pavé, flanqué d'imposants fayards qui disaient son importance d'autrefois et je me sentais fondre à l'idée que, là, c'était certain, mes pas se posaient dans les siens. Puis, là-haut, dans les pâturages, une foule de questions qui m'assaillit, dans un brouhaha tel qu'il m'était impossible de discerner ou non une présence. Cela n'avait que peu d'importance, au fond, je savais la rencontre parfois brutale, inattendue, aussi dense que fugace. Ces questions, dont certaines à première vue purement anecdotiques, tournaient toutes autour d'une interrogation centrale : quelle pouvait être sa vie. Menait-il ses bêtes à l'estive à la saison ? Ramassait-il les myrtilles ? Que faisait-il l'hiver ? Et les truites ? J'étais sûre qu'il les pêchait à l'occasion, comme enfant il devait jouer dans la rivière. Je réalisais que je ne savais rien de lui. J'avais tout à apprendre et je repartirais sans doute avec beaucoup plus de questions que de réponses. Il aurait été possible de me documenter au préalable sur l'existence des paysans cantalous au début du siècle dernier, mais, ce faisant, ne risquais-je pas de plaquer mon savoir tout frais et très théorique sur un être de chair et de sang, et de passer ainsi à côté de ce qui faisait vraiment la petite lumière de sa vie, de faire de la quête d'un homme une simple étude documentaire ? Mes connaissances sur la vie en moyenne montagne ne me suffisaient-elles pas à appréhender l'essentiel ?

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        Bien en peine de répondre d'une façon ferme et définitive à mes propres interrogations, je fus interrompue net dans cette réflexion par l'apparition soudaine au loin, là-bas dans la vallée, de quelques toits d'ardoise. C'était le Liaumiers que je surplombais ainsi, la gorge nouée, c'était là qu'il était né et, moi, j'avais presque honte de surprendre ainsi le hameau dans son intimité. J'aurais dû arriver par la route, m'annoncer en quelque sorte, au lieu de venir en espionne par les chemins de traverse, d'observer de loin avant de signaler ma présence.

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Tout ici disait les hivers pénibles, la neige, la dureté du lieu. Les habitations étaient de hautes bâtisses, étroites, au toit pentu, souvent à trois pans.

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Des granges, maisons miniatures étaient semées ça et là.

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Sa maison était-elle encore debout ? Impossible de le savoir, mais, là encore, je quêtais avec avidité la permanence. Des frênes ? Ils poussaient si vite... Encore ces sacrés tilleuls qui vous tournent la tête... Ceux-là, ils les avaient connus, c'était certain. Au linteau de certaines constructions éaient gravées des dates : 1882, 1886, … Je jubilais. Elles n'étaient guère plus âgées que lui mais peu importait : mes yeux se posaient où s'était posé son regard d'enfant et c'était un peu de lui que je percevais à travers ce partage.

             La rencontre se fit le soir au bord de la Jordanne, à l'heure où choses et êtres ont peu à peu quitté leur matérialité pour atteindre à cette transparence qui rend poreuse la frontière entre les mondes et permet le passage. La lumière était douce et moirait le cours d'eau qui glougloutait sans le moindre souci du quidam, toute affairé à mener sa vie de rivière, l'air doré du soir caressait les champs sur l'autre rive tandis que sous les arbres l'ombre posait déjà sa patte de velours au lit du torrent. Peu à peu s'insinua le sentiment d'une présence dans le bois derrière moi. Qui cela pouvait-il bien être sinon le plus farouche de mes soldats, qui refusait encore de s'approcher ?

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 « A cause de ma gueule cassée, tu sais, c'est pas bien beau à voir. »

       Cela n'avait bien sûr aucune importance, il le comprit et vint lui aussi s'asseoir au bord de l'eau, se montrant au final léger, gai, en jeune homme de vingt ans qu'il était. L'ombre s'épaississant, il fallut rentrer, le cœur un peu serré, non sans avoir proposé de prolonger la rencontre le lendemain soir. Il m'accompagna un moment tandis que je longeais la berge mais je savais déjà qu'il ne me suivrait pas le lendemain sur les chemins. Le jour était trop épais, trop violent, trop peuplé, et puis ça n'aurait eu aucun sens.

         Le chemin qui bordait la rivière montrait des traces de pavage. Large et à ce point parallèle à la route actuelle, on ne pouvait que le soupçonner d'être en réalité l'ancienne route de Saint-Cirgues à Lascelle vers lequel je me dirigeais dans la relative fraîcheur du matin. Il débouchait au pied de l'église, jumelle parfaite de celle de Saint-Cirgues. Je la contournai pour me trouver, sur son flanc gauche encore, face à l'entrée.

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Une chape de plomb s'abattit sur mes épaules et je me retrouvai projetée presque 100 ans en arrière. La mémoire des lieux est terrible et puissante pour qui accepte de la percevoir. Nous étions en 1922 et le cercueil de Jean, retour d'Arras, venait de pénétrer dans l'église dans une atmosphère de deuil solennel, bien loin de l'ambiance fraîche et légère de la veille au soir. Il était là, il était mort, c'était irréfutable et tout ici disait cette douleur mais aussi l'hommage rendu à celui qu'on avait souhaité coucher parmi les siens, loin des nécropoles du nord où le corps appartenait plus à la nation qu'à ceux qui l'aimaient.

           Eglise Saint-Rémy... Rémy autre compagnon d'armes... Décidément... A main gauche, dans le coin, un baptistère de pierre claire semblait relégué dans l'attente de jours meilleurs.

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L'ensemble était sobre, moins coloré, moins foisonnant. Ici, c'étaient les cloches qui tintaient gaiement, répondant, joyeuses, au timbre plus grave et posé de celles de Saint-Cirgues.

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A gauche de l'entrée était vissée une plaque de marbre sur laquelle on pouvait lire le nom des soldats de Lascelle morts pour la France. Comme toujours à cette découverte, la gorge se nouait : nouvelle preuve qu'il fut, nouvelle preuve tangible de son appartenance à ce lieu, nouvelle preuve irréfutable de sa fin absurde.

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           Pour se rendre au cimetière, il fallait traverser le bourg, minuscule, hétéroclite, parsemé de constructions neuves et dont on sentait bien qu'il marquait déjà l'entrée de la basse vallée.

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        Le monument aux morts était la copie conforme de celui de Saint-Cirgues, modèle que je réalisai plus tard extrêmement répandu dans la région. Je m'y recueillis un instant avant de poursuivre la quête, malgré le manque d'intimité généré par une implantation en bordure de route.

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           Un brin fébrile, le cœur battant à tout rompre, j'actionnai le loquet de la petite porte. Mon soldat était-il bien là ? Ou, plus exactement, trouverai-je l'endroit exact où il reposait ? Rien ne se passa. Fermé, semblait-il. Je me rendis au grand portail à deux battants, pire encore : pas de poignée, une simple serrure manifestement verrouillée. La tension monta d'un cran et je retournai au premier passage. Toujours rien. Pas d'autre ouverture non plus. Quelle frustration !!! Il était quelque part là, là, derrière ces grilles et il me serait impossible d'accéder au lieu ? Inenvisageable. Je commençais à échafauder des plans pour pénétrer à l'intérieur envers et contre tout. Le mur ? Trop haut, trop lisse. Les grilles ? La grande, sûrement pas, impossible à enjamber. La petite ? Jouable, au risque tout de même d'y laisser le fond de mon short, mais s'il le fallait... Observant de plus près le mécanisme, je tentai en désespoir de cause une dernière fois de le faire jouer avant d'entreprendre l'escalade. Je soulevai un peu le battant et la porte s'ouvrit comme par miracle sur un petit cimetière aéré. Surgit aussitôt la crainte d'avoir trop tardé : quelques sépultures Août, la plupart sans prénom, aucun indice de sa présence ici ou là. Ni de son frère, ni de sa sœur, ce qui aurait pu constituer un indice. A d'autres endroits, la terre paraissait fraîchement remuée, évoquant des concessions échues dont les occupants avaient rejoint l'ossuaire. L'ossuaire, un vague tas de terre au fond du cimetière, signalé par un écriteau. Un vague sentiment de déception perçait dans la chaleur de cette fin de matinée, mais rien de plus. Je songeais surtout, au vu des plaques ornant les tombes « A X pour sa Toussaint », « A nos parents pour leur Toussaint », … qu'il ne me faudrait surtout pas manquer sa Toussaint à lui.

             Les tilleuls étaient un peu plus avancés plus loin dans la vallée. Je poursuivis mon périple sans savoir si mes pas me conduiraient à passer devant sa maison : Cheules, Bouygues déjà dans la basse vallée, Le Caylet, La Flandonnière ... La commune était étendue, éparpillée en une multitude de hameau et j'explorai assez peu le versant nord-ouest. Comment savoir ? Comprendre pourquoi la famille avait migré aurait peut-être pu apporter quelques indices mais ce mystère-là restait lui aussi intact. La seule recherche d'une vie moins dure ? La nécessité de se rapprocher des siens ?

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             Le soir tombait sur les montagnes, je me préparais avec fébrilité à gagner la rive de la Jordanne, le cœur battant : serait-il là, aujourd'hui encore ? Une lumière dorée baignait le cimetière de Lascelle en contrebas et résonna soudain, impérative, la nécessité d'y retourner.

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Il n'y aurait rien de neuf, bien sûr, l'exploration avait été minutieuse, mais il le fallait, quitte à être en retard au rendez-vous. Cinq minutes de chemin, tout au plus, jusqu'au cimetière, autant pour en revenir... Pourvu qu'il attende ! La grille était ouverte, nous ne serions pas seuls. Une femme et sa petite fille arrosaient des fleurs sur une tombe. Je l'interrogeai, au cas où … Elle ne pouvait pas m'aider, en était réellement désolée. Dommage, certes, mais je percevais clairement la force qui m'avait attirée là. Rien de palpable, en effet, mais je ne m'étais pas trompée en obéissant à cet appel. C'était dense, grave, ça vous nouait la gorge, et il m'avait aussi semblé, chemin faisant, emprunter à rebours le chemin qui l'avait mené jusqu'à moi la veille.  Je me recueillis devant l'ossuaire, de plus en plus certaine que si sa chair fleurissait dans les coquelicots de l'Artois, là demeuraient désormais ses pauvres restes rentrés au pays.

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             Il n'était pas encore là, attendant au bord de l'eau. Il arriva de l'aval lui aussi, et germa dans mon esprit l'idée un peu idiote que c'était bien normal, qu'il ne pouvait pas sortir tant qu'il y avait du monde dans le cimetière … Il avait dû attendre le départ de la fillette et de sa grand-mère. J'écartai le sac à dos pour lui faire place et lorsqu'il s'assit, il me sembla que ma tête s'inclinait sur une épaule et qu'un bras léger entourait mon épaule. Immobiles, nous restâmes silencieux, imprégnés de cette atmosphère d'amicale confiance et un grand sentiment de paix s'empara de chaque fibre de mon être jusqu'à en dénouer tous les écheveaux, pour faire place à la certitude d'un pèlerinage pleinement accompli : la rencontre avait eu lieu, je porterais désormais cette vallée gravée en mon cœur comme partie intégrante de sa mémoire vivante. Nous pouvions nous quitter.

 

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Commentaires
C
adiu Vriuleta<br /> <br /> aquel beth mot qu as deposata aici ai aimi plan ! suber<br /> <br /> adischats adischats
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