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Trois frères dans la Grande Guerre

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17 septembre 2022

Mac Orlan, les soldats et la boue

Lors de mes pérégrinations sur les pas de mes soldats, oui, j'ose le possessif, non pour marquer ma propriété mais en signe d'affection pour ces hommes dont l'histoire, de près ou de loin, dialogue avec la mienne, il m'est arrivé fréquemment de croiser la route de Pierre Mac Orlan. Pierre Mac Orlan a vécu la guerre, blessé en Artois à un cheveu du lieu, à un souffle de l'instant où mon propre aïeul perdait la vie par une matinée brumeuse d'octobre 1915. Il l'a aussi écrite, en prose et en vers, confiant à Victorien Marceau ou Lino Leonardi le soin de le mettre en musique, à Germaine Montero, Monique Morelli et d'autres encore  celui de poser leur voix sur ses mots.

Parmi ses écrits, un superbe texte tiré de "Dans les tranchées" dans lequel il évoque l'enfer de la boue dans les tranchées. Mes hommes n'étaient pas des écrivains, ils étaient gens du peuple, ils auraient certainement choisi d'autres mots, d'autres tournures de phrases, probablement nettement plus lapidaires pour évoquer l'omniprésence de cette boue au front, ... "Toujours à se rouler dans la boue et le fumier quand on ne se couche pas dedans" écrivait sur le front de Lorraine Rémy Didier,  soldat au 252è RI, à la mi-décembre 1914. Il n'en reste pas moins que les mots de Mac Orlan, tout ciselés qu'ils soient, plus que nous faire toucher du doigt cette réalité, nous plongent littéralement dans cet univers de cauchemar qui fut leur quotidien.

Voici ce texte, dit par Bernard Ascal, dans un CD publié en 2018 aux éditions EPM :

https://www.deezer.com/fr/album/74536312

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26 février 2022

Paul Pasteur, caporal éphémère

Ephémère...  Ce qu'il peut être léger, cet épithète, gracieux, porteur d'un fragile souffle de vie, ténu comme un fil d'araignée dans la fraîcheur du matin... Mais qu'il est cruel, ici. L'avait-il pressenti, Paul Pasteur qu'il ne porterait que fugitivement ses galons rouges de caporal ? Caporal le 12 octobre 1915, grièvement blessé le 18, Mort pour la France le 9 novembre, à pas même 21 ans.

C'est le 14 janvier 1895 que François Augustin Pasteur, dit Paul, naît Chavot, à Cessey, toute petite commune du Doubs, canton de Quingey, à une quinzaine de kilomètres de Besançon. Sa mère,Marie  Etiennette Chavot et son père, Aimé Benoni Pasteur, sont tous deux cultivateurs. Reconnu par son père, il prend son patronyme quelques jours après sa naissance. Une petite soeur, Reine, rejoint le foyer en janvier 1903. A 20 ans, c'est un jeune paysan d'1m66 dont le noir des yeux contraste avec le blond de la chevelure. Il n'a pas son certificat d'études mais sait néanmoins lire et écrire et possède les bases de l'instruction primaire, comme la très grande majorité des jeunes gens de son âge.

cessey

Il passe devant le conseil de révision en octobre 1914 et est appelé sous les drapeaux le 16 décembre 1914, comme le cantalou  Jean Août et bien d'autres garçons de sa classe,  comme soldat de 2ème classe dans les rangs du 44è régiment d'infanterie, dit "As de Pique". Quand rejoint-il le front ? Les sources à disposition ne permettent pas de le déterminer avec certitude. La durée de la période d'instruction est usuellement de 4 à 5 mois mais en temps de guerre, la nécessité prend parfois le pas sur la règle usuelle. Ainsi les pertes abyssales du début de la guerre consduisent-elle à envoyer au front la quasi-totalité des jeunes gens de la classe 1914 au bout d'environ 2 mois d'instruction. On imagine mal que Paul Pasteur ait pu participer aux meurtriers combats de Crouy  à la mi-janvier 1915, il a plus vraisemblement rejoint son régiment alors dans le secteur de Nouvron.

Le 15 juin 1915, il est versé au 158è régiment d'infanterie, alors en Artois. Sil est aisé de comprendre pour quelle raison le régiment de Lorette, une nouvelle fois saigné à blanc par les combats de mai, avait un urgent besoin d'hommes, rien ne permet de déterminer avce certitude la raison pour laquelle Paul Pasteur est de ceux-là. A-t-il été évacué, malade, comme Rémy Didier ? Blessé comme Etienne Charvoz ? Quoi qu'il en soit, c'est dans les rangs de  ce nouveau régiment qu'il gagne ses galons de caporal après la terrible offensive du 25 septembre à laquelle il réchappe. Puis, le 18 octobre 1915, le voilà blessé par un éclat d'obus et évacué sur l'ambulance 5/21 alors cantonnée à l'école des garçons de Barlin.

Barlin

Il y rend son dernier souffle le 9 novembre, après trois longues semaines d'agonie et repose désormais au cimetière de Barlin, parmi les soldats britanniques. Au monument aux morts de Cessey, son décès est daté du mois de juin 1916.

Cessey

 

C'est pourtant bien ce 9 novembre 1915 qu'avec Paul Pasteur disparaît la dernière des victimes de cette journée du 18 octobre 1915 au sein de la 5è compagnie du 158è RI.

 

Merci aux intervenants du forum pages 14-18 pour les réponses à mes questions relatives à la 5/21 et à la durée de la période d'instruction et à Arnaud Carobbi dont le site reste une mine pour le chercheur.

Sources : Registres matricules, Etat Civil, recensement AD25, Historique du 44è RI, site "Culture, histoire et patrimoine de Passy", site "Chtimiste".

 

2 août 2020

Le monument - Post Scriptum

Cher Claude,

   Vous souvient-il de la lettre ouverte que je vous avais adressée après avoir lu votre Monument ? Vous m'aviez émue, Claude, avec cet ouvrage consacré aux soldats de votre village, Lagleygeolle, tombés lors de cette effroyable boucherie. Vous me parliez d'eux, bien sûr, mais aussi, à travers eux, des miens, et j'avais aimé l'humanité de votre démarche, votre acharnement à donner corps à ces hommes qui n'étaient pour beaucoup plus qu'un nom au monument aux morts de la commune.

 Les années ont passé et voilà que le hasard du chemin m'a menée si près de Lagleygeolle que j'ai fait le détour. Pour vous saluer, pour les saluer, pour prolonger votre oeuvre et l'hommage que vous leur aviez rendu. C'était une évidence. J'ai arpenté le cimetière, je n'ai pas trouvé la sépulture de Pierre Chastanet. Celle des trois autres portait bien leur nom. Les voici :

Pierre Rigaut

Caporal au 417è RI

Tombé le 10 octobre 1916 à Berny en Santerre à l'âge de 26 ans

P1190047

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Jean-Joseph Lavialle

Chasseur au 21è BCP

Tombé le 14 février 1916 à Roclincourt à l'âge de 24 ans

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Jean Soustre

Soldat au 95è RIT

Tombé à Limey-Remenauville le 8 avril 1917 à l'âge de 38 ans

P1190034

Adischats Claude, adischats Pierre, Jean-Joseph, Jean, adischats tous les autres. Mes pensées vous accompagnent.

28 avril 2020

Ahmed Rmadi repose à Bruay la Buissière

           En septembre et octobre 1915, comme pendant toute la guerre, le JMO de l'ambulance 3/21* égrenne au fil des jours sa lancinante comptabilité : entrées, évacuations, décès, offrant au passage une indication fiable de l'intensité des combats. Après l'offensive du 25 septembre, certains jours, le nombre d'entrées qui habituellement ne dépasse guère 1, 2, voire 3 excède les 100 hommes dont plusieurs soldats et sous-officiers allemands qui sont pour certains, moins grièvement atteints, eux aussi évacués sur les hôpitaux de l'arrière.

  Ces chiffres soigneusement reportés signent autant de destins, d'hommes blessés, mutilés, souvent morts à l'issue d'une terrible agonie. Le 26 octobre 1915, deux hommes meurent à l'ambulance 3/21. L'un d'entre eux nous est inconnu, l'autre est le tout jeune tunisien Ahmed Rmadi, soldat à la 5è compagnie du 158è RI, qui n'a pas encore 20 ans.

Remadi


            Ahmed Rmadi est né le 29 janvier 1896 à Mediah. Lorsque la guerre éclate, il est étudiant au lycée français de Tunis. Les autochtones issus des protectorats comme la Tunisie ont un statut militaire à part : sujets de leurs rois, ils ne sont pas concernés par les lois françaises sur la conscription mais conservent toutefois la possibilité de s'engager. C'est le choix que fait ce jeune homme instruit de tout juste 18 ans. Il franchit ce pas le 15 mars 1915 et se retrouve, position relativement rare pour un soldat indigène, incorporé dans un régiment d'infanterie métropolitain, le 158è RI et rejoint le front à l'issue d'une période d'instruction où il apprend à faire la guerre.

         A quel moment rejoint-il le front en Artois ? Aucun élément ne permet de l'établir avec certitude. Il appartient très certainement aux contingents d'hommes versés régulièrement au 158è RI pour panser les plaies des offensives successives qui saignent le "régiment de Lorette". Participant plus que probable à l'épouvantable offensive du 25 septembre, c'est le 18 octobre qu'il est blessé dans un intense bombardement de 105 fusants. Son décès dans les jours qui suivent laisse à penser qu'il n'a pas rejoint le poste de secours du bataillon par ses propres moyens mais, trop grièvement atteint, y a été transporté par les brancardiers du régiment. Là, muni de sa fiche médicale comportant,  outre les informations concernant son identité, son régiment, son grade, son recrutement, sa nationalité et même sa religion, toutes les indications nécessaires à sa prise en charge : date, heure, nature de la blessure, diagnostique et traitement donné.

 Il est ensuite dirigé sur La Malterie, poste de secours de la Croix Rouge à Aix-Noulette avant d'être évacué sur l'ambulance 3/21, à Bruay en Artois, très probablement en fonction de la nature de sa blessure, les ambulances se spécialisant très rapidement au cours du conflit.

 

La Malterie - 2La Malterie aujourd'hui

C'est le 26 octobre, à 13h30 qu'il décède dans cette même ambulance, implantée à l'école Félix Faure de Bruay en Artois, laquelle, pour information, existe encore de nos jours.

Ambulance Bruay

Son corps, transporté dans un premier temps au dépôt mortuaire est ensuite inhumé au cimetière communal où il repose toujours. Salut à toi Ahmed.

Bruay-La-Buissi-re - AMED BEN ALI KMADI - 0001 - 02 octobre 2010

Bruay-La-Buissi-re - AMED BEN ALI KMADI - 0002 - 02 octobre 2010

 

*Ambulance n°3 du 21è corps d'armée

Merci à Oliv62 pour les photos, à Bernard S pour les éclaircissements sur le statut militaire des autochtones des protectorats, à Arnaud Carobbi pour les informations sur l'onstruction du soldat, à Jean-Marie Laurent pour son amitié et les informations sur la 3/21.

Sources : JMO ambulance 3/21, registre d'Etat Civil ambulance 3/21, Alain Larcan et Jean-Jacques Ferrandis : Le service de santé aux armées pendant la Première Guerre Mondiale (Ed LBM 2008), Jean Prévot : Carnet d'un ambulancier et pharmacien (Ed des Equateurs 2007), Louis Maufrais : J'étais médecin dans les tranchées ( Ed Robert Laffont 2008)

25 avril 2020

Ballade de la protection...

... et autres chansons. Il est des textes d'une telle densité qu'ils semblent l'espace d'un instant vous désintégrer littéralement, transformer l'être de chair que vous êtes en une sorte de tornade d'émotion sans que vous soyez certain de recouvrer au bout de l'expérience votre intégrité physique. Les écrits de MacOrlan, surtout portés par l'incroyable puissance évocatrice de la voix de Monique Morelli, sont de ceux-là.

 Nelly, A Sainte-Savine, nous transportent en Artois dans les pas des hommes du 158è RI, notamment ceux de la 5è compagnie évoqués dans ces pages. Mais ce sont surtout  les fantassins du 252è RI que m'évoque la très belle Ballade de la protection et "la poudre et verglas des routes de Lorraine".

"...il a gelé pendant quatre ou cinq jours puis maintenant il fait que pleuvoir. Enfin pourvu que Dieu me donne la vie tout ça passera mais ne s'oubliera pas si j'ai le bonheur de vivre"

écrit Rémy Didier le 17 décembre 1915, peu avant d'être évacué pour une fièvre typhoïde qui manque de l'emporter.

MacOrlan, en d'autres termes, ne dit pas autrechose :

[...] Ô seigneur affranchi, Dieu riche d'expérience,

c'est vous que j'aperçois le long du bataillon,

dans la poudre et verglas des routes de Lorraine.

Nous vous avons bien vu, moi et mes compagnons.

Vous chantiez avec nous Le père Barbançon

et vous preniez mon sac, ô seigneur des casernes,

mon sac et mon fusil, plus tard mon mousqueton...

Vous chantiez domine le vide des gibernes,

on braillait les refrains de notre garnison... [...]

 

https://www.musicme.com/#/Monique-Morelli/albums/Poetes-&-Chansons-:-Pierre-Mac-Orlan-3700368450260.html

 

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19 avril 2020

Grazie Mario

     Après la Somme et le Chemin des Dames, le 52è BCA s'embarque à la fin de 1917 pour l'Italie. Après un début d'hiver glacial sur le Monte Tomba, suivi d'une  période de repos, le bataillon remonte en ligne à la fin mars sur le haut-plateau d'Asiago, face aux troupes autrichiennes. C'est de ce plateau qu'est originaire l'écrivain italien Mario Rigoni Stern. En communion profonde avec sa terre, il nous donne à sentir tout au long de son oeuvre, dans des pages auxquelles la sensisibilité et la sobriété donnent toute leur puissance, ce que fut la guerre sur le plateau et par la même un peu de ce qu'on pu y vivre les alpins français. Hommage du sergent dans la neige, rescapé de la retraite de Russie, à d'autres alpini et à leurs frères d'armes.

    S'appuyant sur des récits historiques mais surtout sur le témoignage des siens, il fait de "L'année de la victoire" le récit de l'armistice et de l'immédiate après-guerre dans ces montagnes : les corps, italiens, anglais, autrichiens, ... les restes en tout genre, la grippe espagnole, le retour des réfugiés qui ne retrouvent rien de leurs maisons et essaient de survivre, le fourmillement des soldats qui ensevelissent, déminent, reconstruisent,...

    "Saisons" et, surtout "Requiem pour un alpiniste" nous montrent Mario cheminant et méditant sur les lieux des combats cinquante ans plus tard, plaies toujours vives au flanc de la montagne.

"Dans l'espace séparant ces deux montagnes éventrées, là où les pins mughos et les mélèzes ont été sciés à ras de terre par les mitrailleuses, entre des tranchées qui se font face, un peu plus à l'est de la cabane de bergers et de la Grand-Mare, il y a un carré où l'herbe est déjà haute : les premières fleurs blanches et bleues pointent dans la neige qui fond : c'est là qu'on été enterrés des milliers de chasseurs alpins de vingt-deux bataillons, les artilleurs de vingt-et-une batteries de montagne, les fantassins de la brigade Regina et des Bersagliers du 9è régiment."

  Il chemine, il médite, entre passé et présent, évoque sobrement les offensives de 1917 au fil de ses observations :

"les trous et les crevasses qui sont, aujourd'hui, plein de neige, étaient, à l'époque, remplis de cadavres."

"C'est ici qu'il y a deux ans j'ai ramassé un casque italien : dedans il y avait un crâne ; les os étaient intacts et blancs".

"En face, à quelques centaines mètres, je vois une meurtrière  au milieu du rocher : combien de chasseurs alpins ont dû tomber ici, cibles de la mitrailleuse postée là ?"

  Chemin faisant, il croise ou accompagne des anciens combattants venus se recueilllir et qui, avec une immense pudeur, disent  leurs souffrances, le froid, les combats,... Et se questionne : "Pourquoi la guerre ?"

   Grazie Mario, pour ces évocations, grazie pour Paul, un chasseur parmi tant d'autres, et pour ses compagnons d'armes.

 

4 mars 2020

François Beroud, un corps perdu

                " Aucun résultat pour cette recherche " affiche laconiquement le site Sépultures de guerre lorsque, dans le formulaire de recherche, on entre l'identité de François Marie Beroud. Pas plus loquaces, les liasses de procès verbaux d'exhumation que recèlent les archives départementales du Pas de Calais. Il est des fois où l'on doit se résoudre à accepter le presque inacceptable, cette absence totale de corps comme la négation même de son existence, un dernier coup du destin : tellement mort, François Beroud, qu'il n'en est rien resté si ce n'est dans le souvenir des siens. Il fut pourtant, le jeune domestique de St Bonnet le Troncy, ce fut même un grand jeune homme tout blond, au visage large éclairé d'un regard gris-bleu, un jeune homme de son temps.

       Aux confins des Monts du Lyonnais et du Beaujolais, la commune éparpillée en une multitude de hameaux compte à la naissance de François, le 3 mars 1892, un bon millier d'âmes. C'est à la Forest qu'est installée la famille Beroud. C'est là que sont nés, dans un milieu vraisemblablement très modeste, François, son jeune frère Claude, le 2 juin 1893, et enfin, Marie Catherine, la petite soeur, venue au monde le 14 décembre 1894. Claude Marie, le père est agriculteur (fileur de coton au recensement de 1890), né à La Chapelle de Mardoré d'un père lui-même originaire de Saint-Bonnet, cardeur de son état, dans un pays où l'industrie textile à son apogée, souvent complétée par une agriculture de subsistance, fait vivre beaucoup de monde. Rose Marie Chignier, la mère, sans profession, est originaire de Ranchal où tous deux se sont mariés le 7 novembre 1890.

     François Béroud est incorporé au 158è Régiment d'Infanterie de ligne le 9 octobre 1913, régiment lyonnais d'origine, il est depuis le mois de septembre caserné dans les Vosges : le 1er bataillon à Fraize, le 2ème -auquel il appartenait vraisemblablement- à Bruyères et le 3ème à Corcieux. 9 mois durant, l'existence du jeune homme est celle de presque tous les jeunes gens de son âge : celle d'un soldat à l'instruction. Le 26 juillet 1914, la mobilisation étant imminente, le régiment entier qui se trouvait  rassemblé pour des exercices au camp du Valdahon dans le Doubs est renvoyé dans ses cantonnements, le 27 les permissionnaires sont rappelés tandis que dès le 1er août arrivent les réservistes de la zone frontière. C'est l'effervescence, une effervescence qui se lit jusque dans le JMO de la 43è DI à laquelle appartient le régiment : on réquisitionne les chevaux, on charge les voitures puis les 2è et 3è bataillons se portent sur les emplacements de couverture, au col du Plafond à l'Est de Corcieux.

  Après la couverture des Vosges, c'est l'épouvantable offensive d'Alsace, le col de la Chipotte qu'un chasseur du 21è BCP qualifia sans hésitation de "pire que Lorette" avant que le régiment n'entame le 24 août un meurtrier et épuisant repli. Le 2 septembre, après avoir reçu un renfort de 996 hommes, ce qui dit assez l'étendue de l'hécatombe, la troupe embarque dans des trains pour la région de Saint Dizier, en pleine retraite de la Meuse à la Marne. Pendant ce temps, le 133è RI subit lui aussi des pertes effroyables dans le secteur de Saulcy. Près de 1200 hommes sont hors de combat, dont Claude qui y laisse la vie et ses 21 ans.

 

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          Il sera après la guerre inhumé à la Nécropole Nationale de Saulcy sur Meurthe, dont la création est évoquée en ces termes dans La Croix de la Drôme du 7 août 1921 : "A Saulcy sur-Meurthe, à six kilomètres de Saint-Dié, un nouveau cimetière militaire vient d'être créé. En contre-haut de la route qui mène à Mandray, on voit se profiler sur le bleu du ciel la première rangée de ses croix blanches."

 

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         Pour François, c'est ensuite la Champagne, après d'éprouvants combats, notamment à Sompuis. Les hommes marchent sans arrêt, ils sont épuisés et souffrent d'une soif terrible. L'offensive de la mi-septembre autour de Souain alourdit encore le bilan des pertes. "Pertes très sensibles", notamment du fait d'un violent bombardement, peut-on lire en toutes lettres dans le JMO du régiment le 15 septembre."Les pertes de la journée sont très sensibles" répète quelques lignes plus loin le rédacteur du journal, ce qui sonne comme un euphémisme.

     Puis le régiment embarque pour la course à la mer, il débarque entre Lens et Lille où il protège le débarquement du 21è Corps d'Armée, est engagé avec les Anglais, puis se bat en Artois dans un secteur où il reviendra pour une année complète en décembre 1914. A la mi-novembre, en partance pour la bataille d'Ypres, le régiment reçoit un renfort de 1000 hommes : blessés guéris, réservistes, jeunes soldats de la classe 14, parmi lesquels Urbain Cressent, affectés dans un premier temps à une autre compagnie.

     A partir de là, les deux jeunes gens cheminent de conserve, jusqu'à cette brumeuse matinée du 18 octobre 1915 où tous deux perdent la vie. Jusqu'au mois de décembre 1914, le parcours de François est vraisemblablement celui de son régiment mais ni sa fiche matricule lapidaire ni le JMO de son régiment qui ne portait pas encore à cette période-là l'état des pertes ne permettent d'exclure totalement une évacuation pour blessure ou maladie.

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 Puis vient le mystèrieux cheminement des corps. Léon Morel et Urbain Cressent, exhumés côte à côte reposent à La Targette, de même que Paul Guéry exhumé quant à lui deux mois plus tard. Etienne Charvoz, retrouvé au Fossé aux Loups, dort à Aix-Noulette. En 1922, Jean Août quittait le bois en Hache pour rentrer au pays. Comment ces hommes, tombés dans un mouchoir de poche et dans des circonstances dépourvues de toute confusion, pouvaient-ils se trouver ainsi dispersés ? En 1917, le secteur est à nouveau labouré par les combats et c'est sans doute à ce moment que disparaissent les restes de François Béroud, jeune domestique du Rhône, et Rémy Didier, cantonnier dela Drôme, évaporés au vent de la guerre. Une question subsiste cependant, lancinante, à laquelle permettraient de répondre les CCB égarés du GBD43* : où furent-ils inhumés dans un premier temps, en cette mi-octobre 1915 ? En quel lieu de la terre d'Artois poussent donc les herbes folles qui, aujourd'hui encore, nous parlent un peu d'eux ?

 

 *Les CCB, Carnets du Champ de Bataille étaient tenus par les brancardiers divisionnaires (GBD43 = Groupe de Brancardiers Divisionnaires de la 43è Division d'Infanterie) et recensaient toutes les tombes des soldats inhumés par leurs soins. Ils étaient établis en 3 exemplaire : un feuillet pour l'institution militaire, un autre pour la mairie du lieu d'inhumation, le dernier restant à la souche. La majeure partie est malheureusement égarée ou archivée dans des lieux inconnus.

Sources : AD62 : PV d'exhumations, cotes 2492W et 2533 W. Mairie de St Bonnet le Troncy : registres d'Etat-Civil, AD 69 : registres matricules, cote 1RP1177, registres d'Etat Civil, cotes 4E15488 et 4E10516. Memoire des Hommes : JMO du 21 CA, cote 26 N 195/2. JMO du 158è RI, cotes 26 N 700/10 et 26 N 700/11. Historique du 158è RI, numérisation P Chagnoux. Historique du 133è RI

Merci à Lionel, qui a bien involontairement réveillé mon enthousiasme et relancé mes recherches. Merci à Alain Chaupin pour m'avoir éclairé sur le devenir des corps inhumés dans el secteur de Lorette, à Jean-Charles du forum pages 14-18 pour la photographie à la nécropole de Saulcy sur Meurthe.

2 mars 2020

Henri va bien, il dort à Pierrelatte

 MAJ le 2 mars 2020        

  Le 12 décembre 1914, la 128e brigade d'infanterie monte à l'assaut des positions allemandes situées au nord du bois de Remières, secteur de Seicheprey, dans la Woëvre, c'est le 286e RI du Puy en Velay, épaulé par les 5e et 6e bataillons du 252e RI, qui est chargé de mener cette première phase de l'offensive, la seconde visant les positions du bois de la Sonnard, au nord-est du premier. A 14h.15, les troupes s'élancent, les conditions sont épouvantables, les hommes peinent à progresser dans la boue, celle-ci rendant par ailleurs les fusils inutilisables. Les contre-attaques ennemies sont rudes, les positions, de l'aveu même du colonel commandant le 252e RI, intenables. C'est un massacre, la 19e compagnie du 252e RI perd tout ses officiers, dont les sous-lieutenants André et Pierre de Gailhard-Bancel, fils du député de l'Ardèche Hyacinthe de Gailhard-Bancel, portés disparus et selon toute vraisemblance inhumés par les Allemands.

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           Le 1er janvier 1915, le 95e RI lance une offensive dans le secteur de Marbotte, dans la Meuse. Il est appuyé par des éléments tirés au sort de la compagnie 8/3 du 4e génie. Parmi eux, trois ne reviennent pas, dont le pierrelattin Emile Dubout, inhumé aux côtés d'un autre sapeur de sa compagnie, le corrézien Paul Beyne, au cimetière n°2 de Marbotte.

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0FPlan___CopieLes sapeurs Dubout et Beyne reposaient respectivement aux emplacements 137 et 138.

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Le 6 juin 1918, la montagne de Reims est en effervescence, l'artillerie donne à pleins poumons, les canonniers s'affairent à ravitailler leurs batteries. Au 266e RAC, dans l'après-midi, aux environs de Pourcy, les 2è canonniers conducteurs Marcellin Rey, de Sonnay dans l'Isère et Henri Didier, de Pierrelatte dans la Drôme conduisent leur attelage à destination de la 44è batterie de leur régiment, à moins qu'ils ne partent chercher un nouveau chargement d'obus de 75 lorsqu'ils sont victimes, dans des circonstances mal définies, de l'explosion prématurée d'un obus de 155. L'un d'entre eux décède sur le coup, l'autre un peu plus tard. Le canonnier Béjuy est quant à lui blessé, le canonnier Loysel, qui se rendait au même moment au poste d'observation, l'est également. C'est au cimetière de Pourcy que sont très certainement inumés les deux canonniers tués.

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Henri Didier

Le 15 juillet 1918, le général Ludendorff lance entre Château-Thierry et la main de Massiges, sur un front de 85 km, une gigantesque et violente offensive qu'il espère décisive, la Friedensturm ou offensive pour la paix. Dans le secteur de Cuisles, c'est le 251e RI qui tient le front. Le chef d'escadron Louis de Gailhard-Bancel, lui aussi fils du député de l'Ardèche, est blessé. Il décède de ses blessures à l'hôpital n°58 de Sézanne le 2 août.

Le jeudi 21 juillet 1921 arrive en gare de Valence un sinistre convoi : c'est un train funéraire en provenance de la gare régulatrice de Brienne le Château ramenant au pays les corps des frères de Gailhard-Bancel, celui du canonnier Didier et du sapeur Dubout.  L’article 106 de la loi de finances du 31 juillet 1920,  mis en application par le décret du 28 septembre 1920 relatif au transfert des corps des militaires morts pour la France et des victimes civiles de la guerre, puis modifié et complété par les décrets des 7 janvier et 6 février 1921 autorise en effet la restitution aux familles et le transfert aux frais de l’État des corps des militaires, marins, victimes civiles de la guerre et réfugiés des régions envahies, décédés au cours des hostilités. Les veuves, ascendants ou descendants peuvent ainsi rapatrier, au terme d'une procédure au demeurant assez complexe, le corps de leur parent mort pour la France. Au lendemain de l'armistice commence une vaste opération d'exhumation des corps dans le but de les regrouper en nécropole. Les familles sont averties de l'exhumation du corps de leur soldat, et peuvent être présentes. C'est le 10 juin 1921 que sont restitués les restes mortels d'Emile Dubout, ceux de ses compagnons très vraisemblablement aux alentours de cette date. Les mairies tenaient à disposition des ayant-droits des formulaires de demande de restitution, où l'on se doit d'indiquer l'état-civil et le grade de la personne concernée, le lieu d'inhumation comportant le numéro de la sépulture, ainsi que la commune destinataire, l'administration se chargeant de vérifier ensuite la possibilité d'inhumer le corps  dans le cimetière désigné par la famille.

Alors commence le long périple : les cercueils munis chacun de son bordereau embarquent à la gare la plus proche du lieu d'exhumation jusqu'à la gare régulatrice. C'est de Sézanne que part Louis de Gailhard-Bancel, de Commercy pour Emile Dubout et peut-être également André et Pierre de Gailhard-Bancel, à moins qu'il ne s'agisse pour eux de Pont-à-Mousson ou Essey, tandis qu'Henri Didier et Marcellin Rey sont conduits à la gare d'Epernay. Les cercueils sont, à leur arrivée à la gare régulatrice de Brienne-le-Château, regroupés dans un wagon à destination de Valence, excepté celui de Marcellin Rey qui est dirigé sur Grenoble lors de l'escale à la gare régionale de Lyon, un bordereau récapitulant les noms des soldats ou officiers transportés, les coordonnées de la personne ayant demandé le transfert ainsi que la gare de destination les accompagne.

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Bulletin accompagnant chaque cercueil

Carte_train

Carte complète du réseau ferré ici.

Les règles applicables aux honneurs funèbres à rendre aux militaires de l’armée de terre diffèrent selon le grade atteint par le défunt. Elles sont déterminées par les articles 135 à 146 du décret du 7 octobre 1909 portant règlement sur le service de place tel que modifié par le décret du 28 avril 1914. Les dispositions particulières relatives aux honneurs à rendre aux restes des militaires restitués aux familles, en application des dispositions de l’article 106 de la loi de finances du 31 juillet 1920 et du décret modifié du 28 septembre 1920 évoqués plus haut, sont également complétées et précisées par une circulaire ministérielle du 7 février 1921 – non publiée au Journal officiel. Les corps des frères de Gailhard-Bancel sont alors, dans la plus stricte intimité mais avec la bénédiction de M le curé de la Cathédrale de la ville, provisoirement transférés dans le caveau municipal que le sénateur-maire de Valence met à la disposition de son collègue, avant qu'à la fin août en l'église paroissiale  d'Allex ne leur soient rendus les honneurs qui conviennent à des officiers, fils d'un député de la République. Le lendemain, 22 juillet,  Henri Didier et Emile Dubout arrivent à 13h46 en gare de Pierrelatte où les cercueils disparaissant sous les couronnes sont accueillis de façon plus modeste mais avec autant d'émotion par la population, les élus, les enfants des écoles, des anciens combattants dont Dumas et le cousin Rémy Laville, compagnons d'armes de Rémy, le frère aîné, soldat au 252e RI puis 158e RI, tombé en Artois le 18 octobre 1915 ... lors d'une cérémonie ponctuée par un discours d'hommage de Charles Jaume, maire de Pierrelatte. Dans cette foule, se trouve Henriette, la fille de Henri, qui évoquera toute sa vie ce moment solennel, sa veuve, Victoria, ses parents, Rémy et Rosine, sa belle-soeur, Joséphine, son neveu, Amédée. Le cortège s'ébranle ensuite en direction du cimetière du Rocher où ils reposent tous deux désormais.

Sources : Gallica (Cartes et décrets), AD 63 (Documents divers concernant les retours de corps), AD 26 (Liste des corps du convoi), Site "Mémoire des Hommes" (JMO des unités évoquées et fiches MPF), La Croix de la Drôme du 31 juillet 1921

Merci à tous les intervenants du Forum pages 14-18 qui se sont penchés avec beaucoup de patience sur cet épineux dossier, m'ont fourni des liens vers les textes, des documents d'archives et fait profiter de leur connaissance du terrain : Achache, Eric Mansuy, Rutilius, Jérôme Charraud, Elise49, Mon ar gouen, cecmio, DOUDOU44, Alain Dubois-Choulik, marpie, Demonts. Merci spécial à Frédéric Radet pour les informations concernant Emile Dubout.

 

23 octobre 2016

Un air d'Italie

  L'on n'est pas obligé de partager les positions politiques qui furent celles de Guiseppe Ungaretti, poète italien engagé volontaire dans la tourmente de la Première Guerre Mondiale. Mais l'on n'est pas non plus obligé, du fait de ces mêmes positions, de rester sourd à ses mots qui parlent avec force et sobriété de douleur et de fraternité. La mort des hommes, les ruines des villages, l'impossible oubli. Par-delà les frontières, les cultures, d'un front à l'autre. " Les larmes se ressemblent" écrivait Aragon, dans un poème sur l'occupation de la Ruhr. Les hommes se ressemblent.

      Frères

 

             De quel régiment

 Frères ?

 

Frères

            Mot qui tremble

        Dans la nuit

 

                 Feuille à peine née

 

                       Dans le spasme de l'air

                 Révolte involontaire

                       de l'homme présent à sa

fragilité

 

Frères

 

Mariano, 15 juillet 1916

 

    San Martino del Carso

 

    De ces maisons

il n'est resté

que quelques

       moignons de murs

 

 

     De tant d'hommes

   selon mon coeur

    il n'est même pas

autant resté    

 

 

     Mais dans le coeur

             Aucune croix ne manque

 

 

 C'est mon coeur

        le pays le plus ravagé

 

Valloncello dell'Alberto Isolato, 27 août 1916

 

Guiseppe Ungaretti - in Vie d'un homme. Poésie 1914-1970, Paris, Gallimard

 

 

 

 

 

 

23 juillet 2016

Jean, au bord de la Jordanne

 

         Petit matin sur Aurillac, fraîchement descendue de ce qui aurait dû être un train mais s'était métamorphosé en taxi par la grâce de quelque aléa ferroviaire ... C'était avec Jean Août que j'avais peut-être rendez-vous cette fois-ci, c'étaient ses terres que je venais fouler espérant recueillir un peu de ce qui fut lui, un peu de sa substance d'homme vivant, humer l'air qu'il respirait, poser mon regard sur ses montagnes auvergnates qu'on devinait déjà très différentes du proche Velay où, certain printemps pluvieux, je fus saluer Urbain Cressent. Que trouverais-je ici ? Le cœur cognait déjà plus fort dans la poitrine à la pensée de trouvailles mirifiques, se serrait à l'idée d'une possible déception, anticipait, supputait.

        La matinée se passa à arpenter la cité, l'oeil s'attachait à repérer les permanences, à envisager ce qu'il avait pu, lui, connaître de cette ville qui était déjà sienne. Quinze kilomètres, environ, … Suffisamment proche pour s'y rendre à pieds, suffisamment loin pour ne descendre qu'à l'occasion. Pour la foire, peut-être...

           Le bus remontait la vallée qui allait se rétrécissant, sans qu'on ait vraiment l'impression de s'élever en altitude et pourtant... Lascelle, déjà, si vite traversé, et je fus à pied d'oeuvre avant d'avoir pu le réaliser. Saint-Cirgues de Jordanne proclamait le panneau blanc bordé de rouge. C'était là : Saint-Cirgues accroché à flanc de coteau, pelotonné sur lui-même dans le parfum enivrant des tilleuls en fleur, comme un petit animal préparé aux rigueurs de l'hiver, s'abreuvant au cours de la Jordanne.

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        L'étroite vallée était là entaillée par le sillon de la rivière qui la creusait un peu plus encore, comme un couteau liquide et patient. C'était un pays d'élevage, aux prés pâturés par d'innombrables et paisibles salers, ou bien fauchés. La forêt avait gagné les pentes les plus abruptes. Les temps étaient loin où l'homme luttait ici pour sa survie, exploitant chaque lopin de terre, aplanissant parfois le terrain aux abords des habitations pour cultiver quelques légumes destinés à assurer la subsistance des familles. Chemin faisant, on repérait ces replats maintenant enherbés et je songeais qu'elle avait bien changé ta vallée, Jean, qu'il fallait faire un effort d'imagination pour la voir telle qu'elle était avant la guerre, telle que tu l'avais connue. Comment ne pas faire le lien avec Etienne Charvoz et sa haute Maurienne ? Je chassais l'idée qui s'imposait d'un paysage grandiose, d'une beauté à couper le souffle, pour coller au plus près à la raison de ce périple : envisager ce que devait être ta vie ici, une vie dont l'incontestable rudesse  ne devait guère être adoucie par la somptuosité des lieux et me demandais si le plaisir de contempler un paysage pouvait en définitive s'envisager autrement que comme un luxe d'homme bien nourri ?

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          L'église se prélassait, coquette, dans son enclos, une toute petite église romane à laquelle on accédait par une seule entrée, une unique porte à l'arrière du bâtiment, sur son flanc gauche. L'intérieur en était pimpant, fleuri, tout en couleurs et sculptures, d'une gaieté presque incongrue mais tellement pétillante qu'on l'adoptait aussitôt, et c'était avec une émotion presque joyeuse que je contemplais le baptistère sur lequel on le porta voici plus de cent ans. Emotion doublée d'une énorme surprise car il était la copie conforme de celui qui trônait à l'entrée de l'église de Saint-Bonnet le Troncy. Cressent, Charvoz, Beroud... Jean Août était-il le mince trait d'union rattachant entre eux ces hommes que je m'acharnais à suivre et à comprendre ?

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          Me prit-il lui-même la main ? Toujours est-il que sans réfléchir, je m'emparai du stylo et griffonnai quelques mots à sa mémoire sur le registre de l'entrée, avant de reprendre mon chemin, photographiant au passage le monument aux morts, modeste obélisque surmonté d'un globe sur lequel était perché un coq dressé sur ses ergots.

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            Cheminant vers le Liaumiers, son hameau natal, j'empruntai un chemin qu'on devinait ancien, autrefois pavé, flanqué d'imposants fayards qui disaient son importance d'autrefois et je me sentais fondre à l'idée que, là, c'était certain, mes pas se posaient dans les siens. Puis, là-haut, dans les pâturages, une foule de questions qui m'assaillit, dans un brouhaha tel qu'il m'était impossible de discerner ou non une présence. Cela n'avait que peu d'importance, au fond, je savais la rencontre parfois brutale, inattendue, aussi dense que fugace. Ces questions, dont certaines à première vue purement anecdotiques, tournaient toutes autour d'une interrogation centrale : quelle pouvait être sa vie. Menait-il ses bêtes à l'estive à la saison ? Ramassait-il les myrtilles ? Que faisait-il l'hiver ? Et les truites ? J'étais sûre qu'il les pêchait à l'occasion, comme enfant il devait jouer dans la rivière. Je réalisais que je ne savais rien de lui. J'avais tout à apprendre et je repartirais sans doute avec beaucoup plus de questions que de réponses. Il aurait été possible de me documenter au préalable sur l'existence des paysans cantalous au début du siècle dernier, mais, ce faisant, ne risquais-je pas de plaquer mon savoir tout frais et très théorique sur un être de chair et de sang, et de passer ainsi à côté de ce qui faisait vraiment la petite lumière de sa vie, de faire de la quête d'un homme une simple étude documentaire ? Mes connaissances sur la vie en moyenne montagne ne me suffisaient-elles pas à appréhender l'essentiel ?

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        Bien en peine de répondre d'une façon ferme et définitive à mes propres interrogations, je fus interrompue net dans cette réflexion par l'apparition soudaine au loin, là-bas dans la vallée, de quelques toits d'ardoise. C'était le Liaumiers que je surplombais ainsi, la gorge nouée, c'était là qu'il était né et, moi, j'avais presque honte de surprendre ainsi le hameau dans son intimité. J'aurais dû arriver par la route, m'annoncer en quelque sorte, au lieu de venir en espionne par les chemins de traverse, d'observer de loin avant de signaler ma présence.

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Tout ici disait les hivers pénibles, la neige, la dureté du lieu. Les habitations étaient de hautes bâtisses, étroites, au toit pentu, souvent à trois pans.

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Des granges, maisons miniatures étaient semées ça et là.

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Sa maison était-elle encore debout ? Impossible de le savoir, mais, là encore, je quêtais avec avidité la permanence. Des frênes ? Ils poussaient si vite... Encore ces sacrés tilleuls qui vous tournent la tête... Ceux-là, ils les avaient connus, c'était certain. Au linteau de certaines constructions éaient gravées des dates : 1882, 1886, … Je jubilais. Elles n'étaient guère plus âgées que lui mais peu importait : mes yeux se posaient où s'était posé son regard d'enfant et c'était un peu de lui que je percevais à travers ce partage.

             La rencontre se fit le soir au bord de la Jordanne, à l'heure où choses et êtres ont peu à peu quitté leur matérialité pour atteindre à cette transparence qui rend poreuse la frontière entre les mondes et permet le passage. La lumière était douce et moirait le cours d'eau qui glougloutait sans le moindre souci du quidam, toute affairé à mener sa vie de rivière, l'air doré du soir caressait les champs sur l'autre rive tandis que sous les arbres l'ombre posait déjà sa patte de velours au lit du torrent. Peu à peu s'insinua le sentiment d'une présence dans le bois derrière moi. Qui cela pouvait-il bien être sinon le plus farouche de mes soldats, qui refusait encore de s'approcher ?

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 « A cause de ma gueule cassée, tu sais, c'est pas bien beau à voir. »

       Cela n'avait bien sûr aucune importance, il le comprit et vint lui aussi s'asseoir au bord de l'eau, se montrant au final léger, gai, en jeune homme de vingt ans qu'il était. L'ombre s'épaississant, il fallut rentrer, le cœur un peu serré, non sans avoir proposé de prolonger la rencontre le lendemain soir. Il m'accompagna un moment tandis que je longeais la berge mais je savais déjà qu'il ne me suivrait pas le lendemain sur les chemins. Le jour était trop épais, trop violent, trop peuplé, et puis ça n'aurait eu aucun sens.

         Le chemin qui bordait la rivière montrait des traces de pavage. Large et à ce point parallèle à la route actuelle, on ne pouvait que le soupçonner d'être en réalité l'ancienne route de Saint-Cirgues à Lascelle vers lequel je me dirigeais dans la relative fraîcheur du matin. Il débouchait au pied de l'église, jumelle parfaite de celle de Saint-Cirgues. Je la contournai pour me trouver, sur son flanc gauche encore, face à l'entrée.

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Une chape de plomb s'abattit sur mes épaules et je me retrouvai projetée presque 100 ans en arrière. La mémoire des lieux est terrible et puissante pour qui accepte de la percevoir. Nous étions en 1922 et le cercueil de Jean, retour d'Arras, venait de pénétrer dans l'église dans une atmosphère de deuil solennel, bien loin de l'ambiance fraîche et légère de la veille au soir. Il était là, il était mort, c'était irréfutable et tout ici disait cette douleur mais aussi l'hommage rendu à celui qu'on avait souhaité coucher parmi les siens, loin des nécropoles du nord où le corps appartenait plus à la nation qu'à ceux qui l'aimaient.

           Eglise Saint-Rémy... Rémy autre compagnon d'armes... Décidément... A main gauche, dans le coin, un baptistère de pierre claire semblait relégué dans l'attente de jours meilleurs.

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L'ensemble était sobre, moins coloré, moins foisonnant. Ici, c'étaient les cloches qui tintaient gaiement, répondant, joyeuses, au timbre plus grave et posé de celles de Saint-Cirgues.

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A gauche de l'entrée était vissée une plaque de marbre sur laquelle on pouvait lire le nom des soldats de Lascelle morts pour la France. Comme toujours à cette découverte, la gorge se nouait : nouvelle preuve qu'il fut, nouvelle preuve tangible de son appartenance à ce lieu, nouvelle preuve irréfutable de sa fin absurde.

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           Pour se rendre au cimetière, il fallait traverser le bourg, minuscule, hétéroclite, parsemé de constructions neuves et dont on sentait bien qu'il marquait déjà l'entrée de la basse vallée.

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        Le monument aux morts était la copie conforme de celui de Saint-Cirgues, modèle que je réalisai plus tard extrêmement répandu dans la région. Je m'y recueillis un instant avant de poursuivre la quête, malgré le manque d'intimité généré par une implantation en bordure de route.

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           Un brin fébrile, le cœur battant à tout rompre, j'actionnai le loquet de la petite porte. Mon soldat était-il bien là ? Ou, plus exactement, trouverai-je l'endroit exact où il reposait ? Rien ne se passa. Fermé, semblait-il. Je me rendis au grand portail à deux battants, pire encore : pas de poignée, une simple serrure manifestement verrouillée. La tension monta d'un cran et je retournai au premier passage. Toujours rien. Pas d'autre ouverture non plus. Quelle frustration !!! Il était quelque part là, là, derrière ces grilles et il me serait impossible d'accéder au lieu ? Inenvisageable. Je commençais à échafauder des plans pour pénétrer à l'intérieur envers et contre tout. Le mur ? Trop haut, trop lisse. Les grilles ? La grande, sûrement pas, impossible à enjamber. La petite ? Jouable, au risque tout de même d'y laisser le fond de mon short, mais s'il le fallait... Observant de plus près le mécanisme, je tentai en désespoir de cause une dernière fois de le faire jouer avant d'entreprendre l'escalade. Je soulevai un peu le battant et la porte s'ouvrit comme par miracle sur un petit cimetière aéré. Surgit aussitôt la crainte d'avoir trop tardé : quelques sépultures Août, la plupart sans prénom, aucun indice de sa présence ici ou là. Ni de son frère, ni de sa sœur, ce qui aurait pu constituer un indice. A d'autres endroits, la terre paraissait fraîchement remuée, évoquant des concessions échues dont les occupants avaient rejoint l'ossuaire. L'ossuaire, un vague tas de terre au fond du cimetière, signalé par un écriteau. Un vague sentiment de déception perçait dans la chaleur de cette fin de matinée, mais rien de plus. Je songeais surtout, au vu des plaques ornant les tombes « A X pour sa Toussaint », « A nos parents pour leur Toussaint », … qu'il ne me faudrait surtout pas manquer sa Toussaint à lui.

             Les tilleuls étaient un peu plus avancés plus loin dans la vallée. Je poursuivis mon périple sans savoir si mes pas me conduiraient à passer devant sa maison : Cheules, Bouygues déjà dans la basse vallée, Le Caylet, La Flandonnière ... La commune était étendue, éparpillée en une multitude de hameau et j'explorai assez peu le versant nord-ouest. Comment savoir ? Comprendre pourquoi la famille avait migré aurait peut-être pu apporter quelques indices mais ce mystère-là restait lui aussi intact. La seule recherche d'une vie moins dure ? La nécessité de se rapprocher des siens ?

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             Le soir tombait sur les montagnes, je me préparais avec fébrilité à gagner la rive de la Jordanne, le cœur battant : serait-il là, aujourd'hui encore ? Une lumière dorée baignait le cimetière de Lascelle en contrebas et résonna soudain, impérative, la nécessité d'y retourner.

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Il n'y aurait rien de neuf, bien sûr, l'exploration avait été minutieuse, mais il le fallait, quitte à être en retard au rendez-vous. Cinq minutes de chemin, tout au plus, jusqu'au cimetière, autant pour en revenir... Pourvu qu'il attende ! La grille était ouverte, nous ne serions pas seuls. Une femme et sa petite fille arrosaient des fleurs sur une tombe. Je l'interrogeai, au cas où … Elle ne pouvait pas m'aider, en était réellement désolée. Dommage, certes, mais je percevais clairement la force qui m'avait attirée là. Rien de palpable, en effet, mais je ne m'étais pas trompée en obéissant à cet appel. C'était dense, grave, ça vous nouait la gorge, et il m'avait aussi semblé, chemin faisant, emprunter à rebours le chemin qui l'avait mené jusqu'à moi la veille.  Je me recueillis devant l'ossuaire, de plus en plus certaine que si sa chair fleurissait dans les coquelicots de l'Artois, là demeuraient désormais ses pauvres restes rentrés au pays.

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             Il n'était pas encore là, attendant au bord de l'eau. Il arriva de l'aval lui aussi, et germa dans mon esprit l'idée un peu idiote que c'était bien normal, qu'il ne pouvait pas sortir tant qu'il y avait du monde dans le cimetière … Il avait dû attendre le départ de la fillette et de sa grand-mère. J'écartai le sac à dos pour lui faire place et lorsqu'il s'assit, il me sembla que ma tête s'inclinait sur une épaule et qu'un bras léger entourait mon épaule. Immobiles, nous restâmes silencieux, imprégnés de cette atmosphère d'amicale confiance et un grand sentiment de paix s'empara de chaque fibre de mon être jusqu'à en dénouer tous les écheveaux, pour faire place à la certitude d'un pèlerinage pleinement accompli : la rencontre avait eu lieu, je porterais désormais cette vallée gravée en mon cœur comme partie intégrante de sa mémoire vivante. Nous pouvions nous quitter.

 

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